HORVÁTH (Ö. von)

HORVÁTH (Ö. von)
HORVÁTH (Ö. von)

Né dans une famille noble et catholique, mais aux idées libérales, Ödön von Horváth avait du sang hongrois, croate, tchèque, allemand. Comment s’étonner qu’il ne se soit réclamé d’aucune patrie? Sa nationalité était linguistique: l’allemand, sa langue maternelle. Cœur généreux, esprit lucide, parfois jusqu’au cynisme, il a été l’observateur consterné de la montée du nazisme et a vécu en exil à partir de 1934. Trop intelligent pour tomber jamais dans le manichéisme, il a écrit que le ressort principal de son théâtre est le combat éternel entre le conscient et l’inconscient. Homme de gauche, incontestablement, Horváth écrit à une époque où la psychanalyse était condamnée à la fois par l’Église et par le marxisme. Homme libre, il n’en a cure. Catholique de par sa naissance et son éducation, il a pris ses distances avec la religion. Anticapitaliste, il dénonce le discours social-démocrate, mais aussi le langage marxiste quand ce dernier est stéréotypé ou sectaire. L’Allemagne d’après 1918, en proie au «vertige» de l’inflation et au chômage, sert de toile de fond à sa dramaturgie.

Le destin tragique d’un «sans-patrie»

Ödön von Horváth naît en 1901 près de Trieste, sur l’Adriatique. Il est donc citoyen de l’Empire austro-hongrois, qui sera démembré après 1918. Son père est fonctionnaire diplomatique; à cette situation, Horváth doit une enfance errante: il vit ses premières années à Presbourg (aujourd’hui Bratislava), puis à Vienne, à Venise, à Belgrade, à Munich et à Budapest. Écrivain d’expression allemande, c’est en Allemagne qu’il sera reconnu et joué. Il reste néanmoins un Heimatlos , un sans-patrie. De l’ancien Empire austro-hongrois, qui avait réuni plus de deux cents nations et qui, en dépit de sa très ancienne culture, restait absolutiste, féodal, figé dans un «romantisme de boutiquier» et une «étiquette espagnole», Horváth parle avec une ironie féroce, proche de celle de Nestroy. La patrie de Horváth est utopique: elle se nomme Liberté. L’errance reprendra en 1933, sous la forme de l’exil. Horváth est alors l’un des auteurs les plus célèbres et les plus joués en Allemagne; l’un des plus opposés, aussi, au totalitarisme national-socialiste. En 1933, les nazis effectuent une perquisition dans la maison que les parents de Horváth possèdent à Murnau. Il fuit, à Salzbourg d’abord, puis à Vienne. Son intention est de revenir en Allemagne, pour y étudier de près cette faune nazie qui lui paraît si bestiale (tierisch ) et écrire un livre sur elle. En 1934, il se rend à Budapest dans le dessein d’y faire confirmer sa nationalité hongroise et revient à Berlin. C’est sous-estimer la vigilance des nazis, qui lancent contre lui de nouvelles poursuites: cette fois, c’est l’exil définitif. Il séjourne à Prague, à Vienne, puis en Suisse, ultime refuge. Le 18 mai 1938, Horváth gagne Bruxelles, puis Amsterdam. Lisant les lignes de sa main, une gitane chiromancienne lui prédit qu’un événement décisif l’attend à Paris; il y arrive le 28 mai 1938 pour y rencontrer Armand Pierhal, traducteur de deux de ses romans, et le cinéaste américain Robert Siodmak, avec lequel il a un projet de film. Le 1er juin, jour de tempête sur Paris, Horváth est blessé par la chute d’un grand marronnier, alors qu’il traverse les bosquets des Champs-Élysées. Les vertèbres cervicales brisées, il meurt pendant son transport au poste de secours. Il a trente-sept ans, et laisse des poèmes, des romans, des ébauches diverses et dix-sept pièces achevées. Vient la guerre et, pour Horváth, une seconde mort: celle de l’oubli.

Depuis les années cinquante, Horváth est l’un des auteurs les plus joués non seulement en Allemagne, mais en Autriche, en Suisse, en France, en Italie, en Suède, au Portugal – après la mort de Salazar – et en Angleterre. S’il a longtemps demeuré proscrit dans les pays de l’Est, le théâtre de Horváth a intéressé des troupes d’idéologie marxiste, notamment en France. Accessible au moins sophistiqué des spectateurs, il est populaire, sans rhétorique ni didactisme. À sa liberté à l’égard des modes, des écoles, des partis, l’œuvre dramatique de Horváth doit sa survie; cette liberté d’esprit n’implique nullement la neutralité politique: Horváth est un homme de gauche, si c’est être de gauche que de vouloir un socialisme qui ne mutile ni n’asservit. De cette liberté, Horváth paiera le prix, même après la chute du nazisme. Quand reviennent les «grands», Piscator et Brecht, aucun parti ne le revendique. Sa renaissance sera lente, mais ira croissant à mesure que redeviennent actuels les thèmes qu’il a traités. On comprend enfin que cette dramaturgie non inféodée est en réalité plus virulente que maintes œuvres officiellement engagées. Son étonnante modernité tient à quatre facteurs principaux: le traitement de l’histoire dans sa quotidienneté, l’intégration subtile des données de la psychanalyse, le traitement novateur du langage, l’analyse, lucide et juste, de la condition féminine.

Horváth face aux nazis: les voies de l’exil

L’exil marque une césure dans l’œuvre dramatique de Horváth. Après avoir failli se fixer à Paris, il choisit finalement de vivre à Berlin. Dès 1926, le compositeur Siegfried Kallenberg lui commande le livret d’une pantomime. Il écrit Révolte à la cote 3018 , qui est joué en 1927 à Hambourg, puis à Berlin sous un autre titre. Les éditions Ullstein, intéressées, lui offrent de signer un contrat lui permettant de travailler à ses futures pièces. En octobre 1929, Sladek ou l’Homme noir de la Reichswehr est créé à Berlin: la pièce retrace le processus qui conduit un jeune garçon sans travail à s’engager dans les S.S. Après Hôtel-Bellevue , Horváth donne à la suite ses plus grandes pièces; la montée du national-socialisme, l’inflation, le chômage, les déclassements sociaux et l’oppression accrue que tous ces facteurs font peser sur les femmes en sont les thèmes dominants.

En 1931, La Nuit italienne (Italienische Nacht ) est mise en scène par Francesco de Mendelsohn au Theater-am-Schiffbauerdamm; l’Allemagne, cette année-là, compte cinq millions de chômeurs. Horváth tire le signal d’alarme: il montre la faiblesse des républicains, la collusion plus ou moins consciente de certains d’entre eux avec les forces montantes de la terreur nazie (la fête annuelle donnée par les républicains, avec lampions, bal et intermèdes artistiques minables, est sabotée par l’irruption des nazis). En dépit de tous les avertissements, la gauche weimarienne, méfiante à l’égard des «extrémistes rouges», n’a rien d’autre à opposer au discours raciste et à la force armée que son propre discours humaniste stéréotypé. Les rivalités, les querelles dans les appareils des partis républicains ouvrent la voie à cette «dépossession radicale des droits humains», dont parlera plus tard Martin Walser. Les représentations de La Nuit italienne irritent vivement les nazis; cité comme témoin dans une affaire de rixe, Horváth est agressé par eux. Il n’achève pas moins Casimir et Caroline , puis Histoires de la forêt viennoise (Geschichten aus dem Wienerwald ) et reçoit le prix Kleist. De Casimir et Caroline , joué en 1932, l’écrivain Alfred Kerr dit que Horváth y montre le désarroi d’un peuple tout entier, hommes et femmes socialement divers venant s’étourdir à la fête de la Bière, en octobre, à Munich, dans cette Bavière qui est, bien plus que la Prusse, le «berceau» du nazisme. C’est Heinz Hilpert qui met en scène Histoires de la forêt viennoise au Deutsches Theater de Berlin, avec pour principaux interprètes Peter Lorre (le «Maudit» de Fritz Lang) et Carola Neher, femme du scénographe ami de Brecht; la pièce remporte un grand succès. Le titre, qui fait référence à Johann Strauss, n’est là qu’en contrepoint ironique: la pièce n’a évidemment rien de folklorique. En épigraphe, Horváth écrit que rien, plus que la bêtise humaine, ne lui donne l’impression de l’infini; et la bêtise est ici sous des formes variées (racisme, préjugés sociaux, phallocratisme paternel et marital, religion aliénante, bellicisme). Le succès de ces pièces incite le grand metteur en scène Max Reinhardt à demander à Horváth une revue pour le grand Schauspielhaus de Berlin, en collaboration avec Walter Mehring. Mais il est déjà trop tard: Heinz Hilpert se voit interdire la mise en scène de La Foi, l’Espérance et la Charité (Glaube, Liebe, Hoffnung ), et la maison de Murnau reçoit la visite des nazis. Cette fois, c’est l’exil.

Horváth se sent déraciné; il lui faut apprendre ce que Nazim Hikmet nomme le «dur métier» de l’exil. Réfugié d’abord à Vienne, il y écrit L’Inconnue de la Seine , qui ne sera représentée qu’en 1949, onze ans après sa mort. Totalement démuni (ses droits d’auteur étant bloqués en Allemagne), il accepte d’écrire sur commande une comédie boulevardière qui échoue piteusement; il accueille sereinement le verdict du public, disant qu’il a commis là le seul «péché» de sa carrière. À partir de 1935, il écrit successivement Don Juan revient de guerre , Le Divorce de Figaro , Un village sans hommes , Le Jugement dernier , Pompéi et établit le plan d’un ensemble de pièces dont le titre général sera: Comédie de l’homme . La Foi, l’Espérance et la Charité , pièce dont le sous-titre précise qu’il s’agit d’une danse macabre, est jouée à Vienne en 1936, en présence de Carl Zuckmayer, Franz Werfel, F. Theodor Cokor, écrivains antinazis autrichiens amis de Horváth. L’année suivante, dans Prague encore libre, Prague dont l’étrange beauté fascinait Horváth, le Théâtre allemand donne Le Divorce de Figaro puis Un village sans hommes . Le Jugement dernier sera la dernière pièce jouée du vivant de l’auteur.

Un «moraliste cynique»

Du fait que Horváth, issu d’une famille catholique, reçut un enseignement religieux, certains ont conclu qu’il était un spiritualiste. Il ne nous appartient pas de dire si, au terme de sa brève existence, il croyait en Dieu; il est indubitable en tout cas qu’il dénonce constamment la collusion du spirituel et du temporel, la récupération du message évangélique par le pouvoir; toute forme d’intolérance lui fait horreur, et il trouve effrayante la fascination que le national-socialisme, par les discours et la propagande à grande mise en scène, exerce sur les foules désemparées après la défaite de 1918 et la débâcle économique.

Bien qu’il appartienne à la dramaturgie de la «Nouvelle objectivité» (Neue Sachlichkeit ), qui refuse toute métaphore et toute parabole, Horváth, pourtant, recourt parfois au procédé expressionniste et on pense alors à Wedekind. Il est compréhensible que, même dans l’Allemagne délivrée du joug nazi, le théâtre horváthien ait été un temps occulté: suspect aux yeux de l’Église, Horváth ne l’était pas moins à ceux des marxistes orthodoxes. Rome et Moscou ont eu une raison supplémentaire de réticence: Horváth lui-même dit de son théâtre qu’il illustre le conflit éternel entre le conscient et le subconscient; le ça, le moi, le surmoi interfèrent sans cesse, ce qui explique que les personnages tiennent rarement un discours cohérent. Dans ce langage très novateur, le dialogue est elliptique, les silences, lourds de sens. Horváth différencie le langage selon la classe sociale: Casimir, chauffeur de poids lourd en chômage, ne s’exprime pas comme la baronne Ada von Stetten, prise d’angoisse métaphysique quand elle a trop bu. C’est ce qui fait dire à Peter Handke – malgré l’admiration qu’il a pour Brecht – qu’aux beaux «contes de Noël» de ce dernier, il préfère les phrases confuses de Horváth, ses clichés, ses stéréotypes, son désordre et sa sentimentalité non stylisée, ses modèles de la méchanceté et de la détresse d’une société. L’histoire est toujours traitée dans sa quotidienneté, et il n’y a jamais, bien entendu, de «héros positif»: seulement des hommes et des femmes, plus lucides ou plus courageux que d’autres. Dans le comportement du plus vil des personnages, on trouve parfois un aveu, une blessure ancienne qui l’éclaire, à défaut de l’excuser. Horváth peint de préférence la petite et la moyenne bourgeoisies, l’aristocratie décadente en pleine débâcle économique. La stabilisation monétaire de 1924, avec la création du Rentenmark , fixe la parité à 4,20 marks pour 1 dollar. Les épargnants modestes et les classes moyennes, ruinés, prêtent l’oreille au discours hitlérien qui impute la débâcle à la république de Weimar, aux juifs et aux francs-maçons. Les petits-bourgeois humiliés, les aristocrates, vivant d’expédients, d’escroqueries, de proxénétisme, rêvent nostalgiquement de la grandeur passée et du Saint Empire romain germanique et appellent de leurs vœux l’«homme fort». Tel est le vivier dans lequel Horváth puise ses personnages. Il est normal que, dans un tel contexte, le sort de la femme, déjà injuste, devienne si intolérable qu’il mène au suicide. Nombreux et en évolution constante au cours de chaque pièce, les personnages féminins sont traités sans idéalisation, mais avec objectivité et justice. Lâches ou courageuses, pronazies ou enclines à la résistance, les femmes sont, de toute façon, prises dans l’engrenage d’un système fait par l’homme et pour l’homme. L’amour devient impossible. La seule femme qui triomphe est Christine, de Hôtel-Bellevue , parce qu’un héritage lui permettra d’élever seule l’enfant que le père ne veut pas reconnaître. Aucun romantisme, donc, mais beaucoup de tendresse, à quoi s’ajoutent un humour très particulier, un certain goût bien austro-hongrois du baroque et de la tératologie, cette dernière teintée, parfois, d’une certaine perversité.

Horváth lui-même précise que son théâtre n’est ni naturaliste ni satirique. En présence de ces personnages tout empêtrés dans leurs contradictions, leurs pulsions sadiques, leurs rêves naïfs, leur dérisoire volonté de puissance et leur délire quérulent, le metteur en scène a un riche matériau à traiter. De ses pièces, Horváth dit qu’elles sont toutes des tragédies dont il est permis de rire. Il n’est pas un humaniste, mais plutôt un moraliste cynique. La mise en scène de chacune de ses œuvres exige une exploration en profondeur, mais il n’existe pas de «recette». D’outre-tombe, Horváth défie encore la scolastique.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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